Chère Femme

Chère Femme. Cette histoire est simple. Elle est celle d’un simple mot.

J’ai grandi comme une idée au creux de ta biosphère amoureuse, de ton pays isolé, dans ton nid protégé. J’ai fait de toi ma maison. Tu m’as bercée, au clair de ta peau, tu te pavanais, fière et ronde. Tu me contais des histoires, même si je ne pouvais encore donner de visage à la vie. Neuf mois à cohabiter et grossir ensemble.

Puis est venu le moment tempête. Départ vers l’hôpital. Tu vaquais à tes contractions, et une Femme-Horloge est entrée dans la chambre avec ses dix mains de ventouses en catastrophe et une cafetière branchée sur sa tête. Elle portait le même costume que le peuple hospitalier microbactérien ambulant. Tantôt blanc, rose saumon, vert ou bleu. Des belles couleurs apaisantes. C’est important.

La Femme-Horloge voulait te connecter à la centrale humaine hospitalière, en te faisant un sourire presque agressif qui se voulait gentil. Elle approchait ses ventouses de toi, les deux yeux drogués d’envie de se plugger à ta peau, la musique de Jaw qui résonnait de ses dents. Tout ce théâtre pour s’assurer que la chose qui vivait en toi avait toujours un cœur qui battait, un cœur qui battait.

La chose, en l’occurrence moi, vivait très bien en ton sein, dans ton pays intérieur, le corps plié entre deux arbres. Je lisais des poèmes sonores. Ton pouls et le mien me bordaient. Les vrombissements de l’extérieur faisaient déjà battre les nuages, et un grand volcan poussait entre deux rivières. D’une secousse à l’autre je m’approchais de toi. J’étais déjà prête à venir vers toi, à me plonger dans le magma de l’autre univers. On n’avait pas besoin de plus que toi et moi à ce moment-là.

La Femme-Horloge était hors contexte. Mais elle capotait, qu’est-ce que tu veux, les gens qui veulent bien faire, des fois, font mal.

Avec ta gorge déployée et maître, avec tes yeux de feu et tes veines racines, tu as craché un « non ». J’veux pas qu’on me branche. J’veux pouvoir bouger. On avait déjà essayé de te changer de chambre, parce que tu avais déjà eu une césarienne avant. Cette fois-ci, tu voulais accoucher naturellement, tu savais que ton corps en était capable.

La Femme t’a dit « je suis Dieu-la-Femme-Horloge-aux-multiples-ventouses-infirmière, fais-moi confiance». Elle avait peur que ton enfant se trompe de trou. Des fois, les gens ont peur, c’est comme ça. Tu as dit non, je ne veux pas être une pieuvre. J’veux pas être branchée. Écoute son cœur et débranche moi ensuite. Je ne veux pas, je ne suis pas une pieuvre.

Elle a dit, madame, je suis Dieu, c’est-moi-qui-sait.

Tu as dit à Dieu la fatigante: C’est quoi ton petit nom? Dieu a articulé quelque chose comme « Chantal ». Tu as dit « Écoute moi ben ma petite. T’es infirmière, good for you, mais c’est moi qui accouche. »

DieuChantal a repris ses ventouses épileptiques. Son horloge drillait de l’aiguille. Elle avait perdu le contrôle, parce que ton corps brûlait comme un soleil fier et prêt. Tu te connaissais mieux qu’elle, Ô scandale: elle n’avait rien à faire là.  Elle est sortie en marchant à l’envers, en tétant sa cafetière, pour s’achever bien comme il faut, et est vite partie sauver quelqu’un d’autre. Ce n’est pas de sa faute, Dieu est surchargée de travail. Elle fait ce qu’elle peut pour aider. Sauf que des fois elle oublie ce qu’elle aide. Ce. Pas qui, ce. C’est parce que la pieuvre centrale hospitalière est trop grosse, est trop ancrée, trop criante, elle a des ongles plantés dans notre système digestif.

Le calme retrouvé dans la chambre.

De mon point de corps, plus que jamais, j’étais prête à venir rencontrer ton visage. Tu as su dire non, et ça m’a dit oui. J’ai grimpé le tronc du volcan qui crachait son magma, puis me suis lancée dedans. Il y eu un tremblement de corps. Un séisme du ventre et tu m’as ouvert le ciel. Tu m’attendais, les bras chauds et douillets, et pleine de sang, je t’ai tachée de ma vie. C’était ton sang, c’était un chef d’œuvre vif et nouveau, que nous peinturions sur les draps blancs, encore vierge de notre histoire dans le monde de la bestiole humaine.

Tu l’as fait. Tu t’es fait confiance.

Chère Femme. Cette histoire est simple. Elle est celle d’un simple mot. Non. Dire non à ce qui va à l’encontre de ta valeur, pour te dire oui et pousser tant vers le haut que vers le creux de nos racines. Ton corps, c’est ton corps. Il y a des situations plus graves que de vouloir brancher quelqu’un. Il y a mille et une façon d’imposer l’inutile à un être vulnérable. Mais rien n’est banal.

Chère femme, je t’en ai fait voir de toutes les couleurs depuis ce jour où tu m’as donné la vie. Souvent nos caractères se rencontrent en maladresse pour frapper un mur, mais ils veulent se comprendre. Notre lien se transforme en terrain de gravelle où on marche pieds-nus pour se retrouver. On travaille fort par bout. Mais on est faites fortes pareil, et on se reconnaît. Je reconnais toute ta splendeur, ta force de caractère, ton amour, ta curiosité. Je sais d’où je viens. Et chose certaine, pour ce non, et pour ce oui, je tenterai mon possible pour être fidèle à mon instinct, celui que la nature de ta force m’a transmis. Je tenterai mon possible pour comprendre ma valeur et la valeur de l’Autre, honorer et remercier ceux et celles qui ne portent pas seulement une cause mais un devoir, celui de la liberté individuelle au nom de la collectivité. Et ceux qui l’écrasent, je ne les excuserai pas, je ne les prendrai pas par la main, mais je les confronterai avec toute la curiosité du monde.

Chère Femme, merci.

En cette journée de la fête des Mères, je souhaite que dans tes pupilles la vie s’offre à toi, inspirante, à tous les jours, comme tu me l’as offerte il y a presque vingt-cinq ans déjà.

Bonne fête des mères, Maman.

S.

P.S. À ma soeur: cette photo que tu as prise est magique. Merci pour ça.